Technosciences et santé: LA VISION DE PIERRE GIORGINI

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Président-recteur de l’université catholique de Lille

photo P.Giorgini Les nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) s’associent aujourd’hui et nous entraînent dans une révolution sans pareil. « Un voyage dans l’inconnaissable », comme nous explique Pierre Giorgini. Auteur de nombreux ouvrages et publications, Pierre Giorgini fait référence dans l’analyse des évolutions actuelles de l’humain. Ingénieur de formation, spécialiste reconnu de l’architecture des réseaux, il a été directeur délégué de France Télécom Recherche et Développement. Il a créé l’ENIC (École nouvelle des ingénieurs en communication) et assuré la direction générale du groupe ISEN (Institut supérieur de l’électronique et du numérique) avant de diriger l’université catholique de Lille depuis 2012.

E&S: On parle de révolution numérique. Comment la résumer ?

Pierre Giorgini : C’est une révolution qui touche toutes les dimensions de notre vie : sociale, économique, personnelle sur les plans éthiques et moraux.

E&S: Vous parlez du « crépuscule des lieux » dans votre troisième ouvrage…

Pierre Giorgini : Oui. Au sens large (espace, temps, affectif), tous les lieux sont en déconstruction. Il y a par exemple davantage de porosité entre l’intimité du privé et celle des réseaux. Le lieu du privé est déconstruit. Regardons l’université de demain : les cours peuvent se faire par avatar et à distance, se faire par serious-game ; l’étudiant, l’enseignant, le chercheur peuvent ne plus partager d’espace temps en commun ; les amphithéâtres peuvent donc disparaître ! Pour le cabinet médical, il en est de même : le diagnostic peut se construire autour d’une technicité médicale avec contact dématérialisé auprès de plusieurs experts… On voit apparaître des machines soignantes, qui réduisent la durée d’échanges avec le médecin. Que dire du lieu « entreprise » ? Du lien entre travail et emploi ? A la question « Est-ce que tu travailles ? »… On répondait par : « Oui, j’ai un emploi » ou « Non, je suis en retraite ». En fait, aujourd’hui, la relation entre travail et emploi est distendue.

E&S: Est-ce un changement total ?

Pierre Giorgini : Tous nos rapports à ce qui est autre que nous, sont bouleversés. C’est de notre altérité dont il est question. Qu’en est-il par exemple du lieu de la vérité avec les fake news ? Une étude scientifiquement prouvée est un élément parmi d’autres. Tout est devenu relatif. Et le lieu de l’origine, autre exemple. Il est largement déconstruit ou en cours de déconstruction par la génétique ou l’explosion de la lignée. Cet exemple, comme d’autres, montre que tout bouge en même temps.

E&S: Faut-il en avoir peur ?

Pierre Giorgini : Oui et non ! Nous entrons dans l’inconnaissable. Nos modèles mentaux peinent à penser ce qui advient. Tout semble possible. Comment réduire le possible au souhaitable ou au désirable ? Le simple bon sens individuel sera-t-il suffisant pour opérer cette réduction ? Et le droit ? Cette révolution est globale. Elle dépasse l’échelle des états : les serveurs et les données sont partout ! Les jeunes sentent que cette régulation dépasse la sphère démocratique traditionnelle. La question est : comment reprendre la main ? Comment discerner le prévisible, des fantasmes futuristes quand des pseudo prospectivistes jouent aux pompiers-pyromanes. On arrive ainsi par exemple, en amalgamant différentes courbes, à la théorie du chaos général en 2050 ! Attention à la fantasmagorie de la fin du monde, qui génère une angoisse générale… Il faut mesurer jusqu’où nous devons aller, séparer les vrais risques des opportunités qui sont présentes maintenant : l’intelligence
artificielle, le big-data, le profilage des données privées… La peur du cataclysme détourne le regard des vraies peurs réelles et sérieuses mais aussi des opportunités. Le déclin de la culture scientifique crée une porosité favorable aux théories fumeuses telles que celle de la fin du monde. Les vrais scientifiques doivent prendre la parole pour tenter de corriger cela.

E&S: Comment lever nos craintes ?

Pierre Giorgini : Cela ne retire rien des vrais dangers et des défis que nous avons à relever. Nous devrons incontestablement définir collectivement la part d’irréductible par la technologie que nous voulons préserver parce que nous lui conférerons de la valeur. (Travail, relation). Est-ce que le marché arrivera à produire cette régulation, alors qu’il confond prix et valeur ? Par exemple, si le médecin peut réduire sa consultation à cinq minutes… Va-t-il investir les quinze minutes restantes à un échange fait d’altérité vraie ? Attention ! Nous allons peut-être vers une médecine du pauvre, purement technique, à côté d’une médecine de riche qui serait humanisée… C’est pareil pour la banque ! Pouvoir être reçu est important. Est-ce que cela sera réservé aux plus riches ? Ou laissera t’on la pratique des « connectés » rendre non rentable le besoin de contact physique des « non connectables » et en supprimer la possibilité au nom de la rentabilité ? La fin de l’économie de l’efficacité productive est une bonne nouvelle à condition qu’elle laisse la place à l’intensité créative et relationnelle.

E&S: Cette révolution impacte notre vie personnelle…

Pierre Giorgini : Oui. Et c’est impressionnant ! Il existe une exploitation sans vergogne des données privées et donc une ouverture aux « armes d’influence massive ». Nous sommes comme la fourmi, nous laissons en permanence les traces de notre activité aux mains d’un processus technique sans sujet, mais qui n’est pas sans intention. C’est la porte ouverte à une dictature prise au nom de la surconsommation ou de l’intérêt général.

E&S: Cela peut être aussi une formidable opportunité…

Pierre Giorgini : Oui. Il y a 4 milliards d’années, les bactéries ont appris à se reproduire et se regrouper pour se conserver. Le vivant s’est toujours réinventé à partir de ce qui le menaçait, l’altérait. Avec toujours plus de complexité, de diversité et de résilience. Il existe dans le vivant des forces de conservation qui s’opposent aux forces de destruction (Entropie). Ainsi face à l’hyper-monde avec ses gigantismes (gafa, multinationales) qui ont peine à organiser la frugalité énergétique et consumériste, indispensable à notre futur écologique, Il existe des forces de reconstruction. C’est l’inframonde : le local reprend ses affaires en main. Il existe des tiers lieux, au sein desquels des gens reconstruisent à l’échelle locale des échanges, un marché moins cloisonné, basé sur l’échange producteur de sens individuel et collectif. C’est une forme de résilience écologique qui monte par le bas avec l’économie circulaire, durable et la « high tech low cost» basée sur l’innovation artisanale et frugale. Par exemple, des iPhone responsables, réparables, sans obsolescence programmée, produits localement dans les Techshops. Des coopératives, des ressourceries, des Amap, des crèches communautaires, des mini-usines 4.0 locales et polyvalentes…

E&S: Et notre vie professionnelle ? Faut-il craindre pour nos emplois ?

Pierre Giorgini : Si on pense « 35 heures avec mensualisation du salaire pendant 42 ans » : oui, il faut craindre pour ces emplois, car les chocs de productivité à venir dans le tertiaire sont considérables. Si on pense à « s’employer à quelque chose avec bonheur » : non, il ne faut pas craindre. Tout est à réinventer. Il faut même réinventer les critères du bonheur. La surconsommation est peut-être un plaisir. Ce n’est pas le bonheur. Le bonheur fait appel à la joie d’être ensemble, de faire ensemble. Bien définir ce dont on parle et surtout repenser nos fonctionnements économiques pour que nos sociétés investissent d’abord leurs gains de productivité dans la garantie pour chacun de pouvoir assurer ses besoins essentiels en exerçant une activité utile. Car ce n’est qu’à cette conditions qu’il peut, dans la dignité, penser à renouveler son rapport au bonheur et à la consommation. Il faut changer de paradigme économique. Investir dans cet essentiel, ce n’est pas une charge pour l’économie mais une ressource.

E&S: Quel conseil donner à une TPE ou une PME ?

Pierre Giorgini : L’hyper-monde et l’inframonde s’éloignent. Un monde intermédiaire qui assure l’articulation entre infra et hyper est nécessaire. Il est constitué d’activités et de métiers de médiation : il est à inventer. L’hyper-monde est celui des gafa, des multinationales, des start’up. L’inframonde est en marche : ce sont des tiers lieux qui réinventent l’artisanat manuel et créent l’artisanat de hautes technologies, avec recherche de sens. Il existe des gisements d’activité dans cet inframonde. Il faut penser à l’usine 4.0 : on peut concevoir 80 % des pièces d’une auto sur 300m2 avec des imprimantes 3D, des machines additives permettant la réutilisation des matières premières. C’est une réalité. Sans aller jusque-là, on peut inventer un artisanat pour développer les mobilités par exemple. Et sans cesse considérer comme un dysfonctionnement économique, social et politique, le fait absurde qu’il y a tant de besoins essentiels pour vivre non pris en charge et tant de gens sans ressources. La jeunesse je crois, a envie d’en découdre pour aller au-devant des opportunités qui ont du sens.

« C’est une révolution qui touche toutes les dimensions de notre vie : sociale, économique, personnelle sur les plans éthiques et moraux »

Parmi les quatre ouvrages de Pierre Giorgini, Entreprise & Santé vous recommande :

couverture livre Au crépuscule des lieux, Bayard éditions, Paris, 2016.

Ce livre de Pierre Giorgini s’attaque au concept probablement le plus fondateur de l’âme humaine : le lieu. Il explique comment la transition technoscientifique que nous vivons est en train de bouleverser notre rapport aux lieux, aux espaces, au local… C’est le “crépuscule des lieux” ! Associée à un phénomène d’hyper-concentration (capitaux, centres de décision, espaces publics et services…) et l’abolition des frontières, cette révolution nous met devant des choix décisifs pour l’avenir de l’humain.
Pierre Giorgini pense une fois de plus avec talent la transition : comment inventer des “tiers-lieux”, des espaces ouverts et fédératifs, qui associent la création en réseaux et l’enracinement local ?



couverture livre La tentation d’Eugénie, avec Stanislas Deprez et Aliocha Wald Lasowski. Préface de Paul Jorion Bayard éditions, Paris, 2017.

Dans ce nouvel essai, P. Giorgini s’attaque à notre développement scientifique et technologique. Jusqu’où ira-t-on ? Et comment ? A quel prix pour notre humanité ? Il brosse un véritable récit du futur en transition. Pour lui, un tiers chemin est possible, ouvrant la voie à une nouvelle ère, combinant prouesse technique, art, spiritualité, imaginaire et devenir de l’humanité en harmonie coopérative avec le bien commun, naturel et socioculturel. Un voyage passionnant et informé au coeur des technosciences et des transformations de l’humain.



(Publié dans le N°46 : Technosciences-santé: le travail numérisé !) le 24/04/2019

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