Daniel Lejeune

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« Les petites entreprises et leurs salariés doivent être aidés dans leurs stratégies de prévention. Celle-ci est possible et nécessaire ».

La destinée de nombreux rapports officiels est de s’endormir dans un tiroir. Celui écrit par Daniel Lejeune, au titre de l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales) n’a pas eu cette destinée. Son titre explique peut-être cela : « La traçabilité des expositions professionnelles »1. Le sujet est d’actualité. Mais la qualité de ce rapport découle aussi des qualités de son auteur : expérience, sens du dialogue, rigueur et pragmatisme. Le nombre de personnalités et d’organismes consultés est impressionnant. Les partenaires sociaux y font régulièrement référence. Entreprise et Santé remercie Daniel Lejeune, aujourd’hui en retraite, d’avoir bien voulu répondre à nos questions.

E&S : Aujourd’hui, quand on achète un fromage ou une automobile : tout est « tracé » : date de fabrication, ligne de fabrication, composants, etc. Est-ce la même chose pour la traçabilité des risques professionnels ?

DL : Non. On n’est pas dans la même approche. Dans l’esprit du rapport, c’est la définition et la mise en œuvre d’une stratégie de prévention des risques Cancérogènes-Mutagènes-toxiques pour la Reproduction (CMR), et neurotoxiques, qui sont en jeu. Sans parler de réparation et de compensation. Avec les partenaires sociaux, c’est la définition d’objectifs atteignables qui est apparue primordiale.

E&S : Comment définir la traçabilité des risques professionnels CMR et neurotoxiques ?

DL : Si on pense traçabilité, on pense souvent aux risques liés aux rayonnements ionisants. C’est historique : un dispositif élaboré et très spécifique a été mis en place face à ces risques. Les propositions du rapport n’ont rien à voir avec cela. Nous ne sommes pas dans le même système. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de deux domaines bien différents. Pour les rayonnements ionisants, nous avons cent ans de recul et le risque est bien connu. Une grandeur mesurable incarne toute forme d’exposition ; une règlementation spécifique, une organisation dédiée et un outil centralisant les données sont en place. Pour les CMR et les neurotoxiques, nous n’avons pas cent ans de recul et le risque est de nature stochastique (aléatoire). Il n’y a pas de seuil d’innocuité ; des délais de latence existent entre l’exposition et les effets; la gravité est indépendante de la dose et dépend de nombreux autres facteurs ; le domaine recouvre des milliers de produits très différents, aux risques toxiques très différents, si tant est que nous les connaissions avec précision.

E&S : Qu’entend-on par traçabilité collective et individuelle ?

DL : L’objectif de la traçabilité collective, c’est la prévention. Même si elle peut contribuer à la prévention, la traçabilité individuelle a pour but la réparation et/ou la compensation. Il s’agit donc de deux outils bien différents.

E&S : Parlons de la traçabilité collective…

DL : Elle s’inscrit dans la perspective d’une connaissance opérationnelle pour la prévention : où en est-on au niveau national et régional ? Par branche professionnelle et au niveau de son entreprise ? Avec un système de connaissance des expositions collectives, on peut définir des priorités, situer une entreprise, voir comment elle évolue en fonction de ses procédés, des produits utilisés et générés, des produits de substitution.

E&S Et pour la traçabilité individuelle ?

DL : Il s’agit de l’historique d’exposition d’un salarié, et des mesures de prévention dont il a bénéficié. Elle lui permet d’obtenir, le cas échéant, une reconnaissance de Maladie Professionnelle ou une compensation, tel un départ anticipé en retraite du fait d’une baisse de son espérance de vie, dans une logique qui a sa parfaite légitimité. Du côté de l’employeur, cela peut être vécu comme un « aveu »… Mais il faut aussi savoir tracer les mesures de prévention, et dans ce cas, la traçabilité peut aider le chef d’entreprise à prouver qu’il a pris, à l’époque, les mesures de prévention conformes à l’état des connaissances et de la technique. Si, en 2013, un employeur applique les mesures de prévention selon les techniques actuellement disponibles, un salarié – ou ses ayants droits – peut certes demander réparation en 2025. Mais, on ne peut pas juger au pénal ou au civil avec les yeux d’aujourd’hui, ce qui s’est passé il y a 10 ou 20 ans. C’est s’il n’y a pas application des mesures de prévention correspondant aux connaissances et techniques du moment considéré, qu’il y a faute d’exploitation.

E&S : En quoi la traçabilité individuelle contribue-t-elle à la prévention ?

DL : D’abord, elle donne une vision de la réalité. Et on ne prévient correctement que ce que l’on connaît bien. Ensuite, c’est un outil de dialogue entre encadrement, salarié et médecin du travail. Savoir permet d’expliquer. Expliquer permet de dialoguer. Donc de convaincre que le respect des procédures de production, et de certaines mesures d’hygiène en complément des autres mesures de prévention, est impératif, même si les mesures techniques de prévention et l’emploi des produits de substitution restent les priorités. La traçabilité individuelle peut aussi faciliter les relations entre le salarié et son médecin traitant. Le médecin traitant peut avoir une meilleure compréhension des expositions professionnelles de son patient, l’aider à l’acquisition de comportements favorables, comme par exemple l’abstinence tabagique. Il peut aussi mieux diagnostiquer une dégradation de l’état de santé de son patient.

E&S : La traçabilité individuelle peut-elle aider à la traçabilité collective ?

DL : Oui. Plusieurs services de santé au travail ont développé des outils d’analyses collectifs qui respectent l’anonymat des salariés, sur la base des fiches d’entreprise, de la connaissance des postes de travail et de la santé des salariés exposés. Depuis la loi portant réforme des retraites en 2010, le salarié a un Dossier Médical de Santé au Travail (DMST) qui collige les informations relatives à la pénibilité ; des fiches de données de prévention de la pénibilité doivent être réalisées en entreprise et communiquées au service de santé au travail, pour être jointes à ce DMST. Autre exemple : dans le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie, un centre interservices de santé au travail réalise l’archivage des dossiers médicaux. Au niveau du CISME2 se développent des fiches métiers, et un thésaurus qui concoure à la compatibilité des systèmes d’information des différents services de santé au travail. Toutes ces initiatives peuvent donc concourir à l’élaboration de matrices emploi-exposition, avec identification des dangers liés aux procédés, et des mesures de prévention. Le médecin du travail peut ainsi bénéficier d’une connaissance opérationnelle très précieuse dans son rôle de conseil en prévention auprès des entreprises.

E&S : Vous parlez de connaissance opérationnelle…

DL : Oui. Ces connaissances recouvrent un champ très large. Pour ce faire, le partage des tâches entre le médecin du travail et des collaborateurs (hygiénistes, techniciens, ergonomes, infirmiers, etc.) est essentiel. Le médecin du travail est un « ensemblier » dans la collecte de données individuelles et collectives. Il porte la connaissance médicale des enjeux de ces données. La traçabilité efficace relève de connaissances pragmatiques. On peut rester dans un système « Rouge-Orange-Vert » qui suffit à développer connaissance et prévention.

E&S Quelle est, pour vous « la » priorité en matière de recherche ?

DL : Il faut impérativement développer les stratégies de prévention vis-à-vis du risque CMR et neurotoxique, au sein de chaque entreprise concernée. Au niveau national, il faut donc renforcer la connaissance et l’évaluation du risque par la bio-métrologie ou mesure de l’imprégnation du salarié. La mesure de l’exposition, ou métrologie d’ambiance, coûte cher et a ses limites : les résultats sont variables en fonction de multiples facteurs (ex. : ouverture ou fermeture des portes de l’atelier, régime de fonctionnement du processus, distance à la source, etc.). La bio-métrologie, ou dosages biologiques, permet de connaître le niveau d’imprégnation du salarié. Sur une longue période, elle mesure les conséquences réelles des expositions, et leurs évolutions. Les méthodes existent, mais on n’a pas à disposition l’ensemble des traceurs. Il faut développer les recherches en bio-métrologie.

E&S Et au niveau des secteurs d’activité ? Des entreprises ?

DL : Cela tient en un sigle simple : « STOP », comme Substitution-Technologie-Organisation-Protection individuelle. Cela relève d’une recherche appliquée permanente au sein de laquelle de nombreux acteurs doivent se mobiliser, au premier rang desquels les CTI, ou Centres Techniques Industriels. Il faut aussi diffuser les connaissances relatives aux conditions d’utilisation d’un produit. Une entreprise connaît le produit employé. Elle sait comment elle l’utilise. Elle ne connaît pas bien les risques liés à cette utilisation ; elle ignore les produits de substitution, moins ou non dangereux, qui pourraient préserver la qualité de fabrication. Pour cela, la première étape est d’avoir les Fiches de Données de Sécurité, que doit lui donner le fournisseur de produits ou de substances. La deuxième étape est de s’assurer que les scénarios d’exposition décrits dans ces fiches correspondent aux conditions réelles d’utilisation. Il ne faut pas hésiter à interroger son fournisseur et son médecin du travail.

E&S : Peut-on parler du risque le plus bas raisonnablement possible ?

DL : Il ne peut se développer que dans une approche collective. C’est la logique de la démarche « STOP ». Avec l’accord des partenaires sociaux, le rapport propose une logique de prévention « gagnant-gagnant ». Il s’agirait de lister au sein d’une entreprise les produits ou substances à risques CMR ou neurotoxiques, d’en informer la CARSAT (Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail), afin de faire progresser les connaissances relatives aux produits, aux priorités d’action, et de concourir à la définition de recommandations. Il s’agit de rendre service à l’entreprise et de lui permettre de se situer au sein de sa branche professionnelle. Un outil opérationnel a été mis en place : le site www.stop-cmr.fr. Ce site a pour vocation de développer la traçabilité collective au service des entreprises, tout en proposant des réponses concrètes pour une stratégie de prévention (substitution et techniques de prévention collective et/ou individuelle).

E&S : Ne peut-on pas mieux contrôler la mise sur le marché des produits et substances ?

DL : Oui. Cela est déjà en place dans le cadre du dispositif européen REACH. Il s’agit d’un contrôle administratif de mise sur le marché. Mais les moyens de mobilisation des administrations (douanes, concurrence et consommation, inspection du travail) devraient être, pour les produits et substances chimiques, au moins équivalents à ceux dévolus au contrôle des machines. Il en va de l’intérêt de chacun. Ceci présuppose aussi une formation spécifique des inspecteurs du travail : le risque chimique n’est pas visuel (contrairement aux machines) et l’odeur ne veut rien dire ; et les effets sont souvent complexes au regard des conditions d’utilisation.

E&S : Tout cela est-il faisable à court terme ?

DL : Il faut s’y mettre dès maintenant, mais l’objectif de la loi du Grenelle de l’Environnement du 9 août 2009, d’avoir un dispositif opérationnel pour la traçabilité des expositions professionnelles au 1er janvier 2012, n’est pas réaliste. Tout ce dont nous venons de parler relève d’une action de longue haleine, comme ce fut le cas pour la mise en conformité des « machines »… Au moins 10 ans de coopération entre l’Etat et les partenaires sociaux, l’Assurance Maladie avec les CARSAT, les organismes tels que l’INRS, l’INSERM, l’ANSES, les industriels et les CTI, les professionnels de la santé au travail, etc. Aucun système complet n’existe aujourd’hui, même si des expériences intéressantes sont identifiables en Europe. Il faut s’approprier l’ensemble de ces outils et de ces expériences, dans le cadre d’une approche globale de la santé au travail et de l’amélioration des conditions de travail.

E&S : En conclusion, que conseillez-vous pour une petite et moyenne entreprise ?

DL : Une organisation simple peut être mise en place : mettre à jour la liste des substances et produits utilisés, détenir et utiliser les fiches de données de sécurité, étudier si les scénarios d’exposition des fiches correspondent aux conditions réelles d’utilisation et interroger son fournisseur, consulter le site stop-cmr.fr et son médecin du travail. Tout ceci peut se faire au sein de chaque entreprise. Il s’agit même du travail normal du chef d’entreprise : la qualité relève de prescriptions précises, la prévention aussi et les deux se rejoignent.

Biographie express

Né en 1947 à Saint Malo, Daniel Lejeune a fait connaissance du Nord-Pas-de-Calais au cours de sa carrière professionnelle. Il est resté attaché à cette région, « sa population et ses paysages », nous dit-il. Aujourd’hui en retraite, Daniel Lejeune se consacre notamment à son travail de photographe d’art. D’abord inspecteur du travail, il a fini sa carrière comme haut fonctionnaire à l’Inspection Générale des Affaires Sociales. Parmi les nombreux rapports qu’il a écrit, deux font date : un rapport sur l’amiante dans les bâtiments, fruit d’une mission collective et pluri-inspections, et celui sur la traçabilité des expositions professionnelles.

66/67 : Enseignant de Français Histoire Géographie et Législation du Travail dans l’enseignement technique.
74/80 : Inspecteur du travail à Cambrai puis Valenciennes (textile, métallurgie, sidérurgie,…).
80/83 : Directeur adjoint à la Direction Régionale du Travail et de l’Emploi du Nord-Pas-de-Calais.
83/87 : Directeur départemental du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle de Haute Corse.
87/95 : Chef de Bureau à la direction des relations du travail au Ministère du travail (sécurité des machines, équipements de protection individuelle, énergies), membre du conseil d’administration du Laboratoire National d’Essai (LNE).
95/97 : Directeur régional délégué, directeur du travail et des entreprises à la DRTEFP d’Ile de France.
97/99 : Conseiller technique au cabinet de madame Michelle Demessine, secrétaire d’état au tourisme.
99/2011 : Inspecteur, puis inspecteur général à l’IGAS
Daniel Lejeune a été d’avril 2009 au 31 décembre 2011, secrétaire général du Conseil d’Orientation sur les Conditions de Travail, et responsable de la Mission permanente d’Inspection Santé Sécurité au Travail des ministères sociaux.

1. La traçabilité des expositions professionnelles, rapport IGAS RM2008-108P établi par Daniel Lejeune et remis à Monsieur Franck Gambelli, président de la Commission des Accidents du Travail et des Maladies Professionnelles, en appui à cette commission, à la demande de Monsieur Xavier Bertrand, ministre du travail, de la Famille et de la Solidarité.
2. Centre Interservices de Santé et de Médecine du travail en Entreprise

(Publié dans le N°21 : Partir, c'est bien... arriver, c'est mieux !) le 26/02/2013