La pénibilité : entre médecine du travail et législation

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L’objectif de ces évolutions législatives est bien de consolider la prévention des risques professionnels, au delà des facteurs de pénibilité limitativement listés par décret”

Les TPE-PME pourraient ainsi constituer un véritable « dossier de santé » de leur entreprise

La pénibilité, sujet d’actualité par excellence, est le fil conducteur de ce 24ème numéro d’Entreprise & Santé. Le Pr Sophie Fantoni-Quinton nous livre un regard d’autant plus précieux qu’elle a deux compétences : médecin du travail et juriste. En effet, elle est docteur en droit, en plus d’être Professeur de médecine du travail à la Faculté de médecine – Université de Lille II (Droit et Santé) et praticien hospitalier au CHRU Lille (Unité Fonctionnelle Pathologies professionnelles et Maintien dans l’emploi – Employabilité). De par la haute qualité de ses travaux, elle est reconnue au-delà de nos frontières. Elle est d’autant plus grande, qu’elle reste simple et accessible… Merci à Sophie Fantoni-Quinton d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Les médecins du travail ont-ils attendu la loi sur les retraites pour s’intéresser à la pénibilité au travail ?

S F-Q : Cette notion est un concept juridique- ment nouveau mais pas pour la discipline de la médecine du travail. En effet, la pénibilité est médicalement un concept ancien que l’on retrouve à la fois à travers l’ensemble des facteurs de risques professionnels, mais aussi à travers les notions ergonomiques de charge de travail qui constituent le fer de lance de l’action de prévention des médecins du travail depuis la création, en 1946, de la médecine du travail. L’introduction dans le Code du travail de la notion de pénibilité n’a fait que renforcer notre rôle de médecin du travail qui est, par nature, d’éviter toute altération de la santé des salariés du fait du travail.

Peut-on donner une définition médicale de la pénibilité au travail ?

S F-Q : Il n’existe pas de définition médicale de la pénibilité. Ce n’est ni un symptôme ni une maladie. Plusieurs rapports peuvent contribuer à mieux cerner cette notion. C’est « un ensemble d’effets liés aux conditions de réalisation du travail » (Rapport Struillou, Comité Orientation Retraites, 2003) ; « la pénibilité au travail est le résultat de sollicitations physiques ou psychiques qui, soit en raison de leur nature, soit en raison de la demande sociale, sont excessives au regard de la physiologie humaine et laissent, à ce titre, des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé et l’espérance de vie d’un travailleur » (Rapport Poisson, Assemblée Nationale, 2008) ; elle « dépend du cumul et/ou de la combinaison d’expositions de la personne à des contraintes du travail qui peuvent être de natures diverses : des situations d’hyper sollicitation physique, cognitive et/ou psychique, des situations répétées d’activités empêchées, des activités entravées, des situations d’hypo-sollicitation, des expositions à des nuisances physico-chimiques, à mettre en lien avec un processus de construction de la santé par des régulations, des marges de manœuvre (collectif, expérience,…) et des facteurs de construction (sens, utilité, métier…) (Usure professionnelle, collection Etudes et Documents, Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail, 2010). Les conditions de travail impactent directement cette notion de pénibilité mais les grandes familles de risque ne sont pas seules responsables de pénibilité. En effet, les facteurs personnels de vulnérabilité (âge, maladies chroniques, handicap…) interviennent également et peuvent majorer la pénibilité réelle ou ressentie, de même que les nouvelles formes de pénibilité, comme la précarisation du travail et le contexte économique qui ne permettent pas aux salariés en difficulté de changer aisément de poste.

médecine

En tant que juriste, pouvez-vous en résumer la définition légale ?

S F-Q : La loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites a introduit pour la première fois la notion de pénibilité dans le Code du travail. La pénibilité au travail se caractérise juridiquement par une exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé (article L. 4121-3-1 du Code du travail). Ces facteurs de pénibilité sont au nombre de 10 et sont définis dans le Code du travail (article L. 4121-3-1 et D. 4121-5). La loi a prévu un volet prévention (évaluation, plan d’action et traçabilité) et un volet compensation avec un départ anticipé pour les personnes ayant été exposées une certaine durée à ces facteurs de pénibilité mais à la condition qu’ils aient une incapacité permanente partielle d’au moins 10% pour un accident du travail ou une maladie professionnelle. Au-delà de ces deux volets, il faut bien com- prendre que l’introduction de la pénibilité dans les principes généraux de prévention oblige tous les employeurs, quel que soit l’effectif des salariés, à prévenir la pénibilité en appliquant tous les principes généraux de la prévention : évaluation, protection collective et individuelle, formation, information, …

Pour vous, quel est le sens général de cette évolution législative ?

S F-Q : L’objectif de ces évolutions législatives est bien de consolider la prévention des risques professionnels, au-delà des facteurs de pénibilité limitativement listés par décret. L’évolution des risques, leur complexité, leurs effets différés en feront un principe en constante mouvance. Face à cette com- plexité, je pense que l’enjeu pour le médecin est d’avoir une parfaite connaissance du milieu de travail, des contraintes au travers des études de postes, afin d’identifier les situations à risques, alerter le chef d’entre- prise, participer à l’élaboration d’actions de prévention, conseiller le chef d’entreprise sur l’organisation du travail pour développer la polyvalence, les aménagements de temps de travail, agir sur le collectif de travail… pour prévenir la pénibilité d’un travail. Notre efficacité ne résultera que d’un partenariat étroit avec l’ensemble des acteurs de l’entreprise.

Quels conseils donneriez-vous à un « patron » de TPE ou de PME ?

S F-Q : Si l’obligation de négocier un accord ou d’élaborer un plan d’actions est précisée dans le Code de la Sécurité sociale (articles L. 138-29 et L. 138-30) et ne concerne que les entreprises de 50 salariés ou plus (ou appartenant à un groupe d’au moins 50), dont la moitié de l’effectif est exposée à un facteur de pénibilité, en revanche, et sans seuil d’effectif minimum, pour chaque salarié exposé à un ou plusieurs facteurs de pénibilité, l’employeur doit établir une « fiche de prévention des expositions ». Cette fiche individuelle est établie en cohérence avec l’évaluation des risques professionnels. Elle est mise à jour lors de toute modification des conditions d’exposition pouvant avoir un impact sur la santé du travailleur. Elle remplace depuis le 1er février 2012 la fiche d’exposition des travailleurs exposés aux agents chimiques dangereux (ACD). La fiche mise à jour est communiquée au service de santé au travail, qui la transmet au médecin du travail et qui complète le dossier médical en santé au travail de chaque travailleur. Elle est par ailleurs tenue à tout moment à la disposition du travailleur, remise au travailleur en cas d’arrêt de travail d’au moins 30 jours consécutif à un accident du travail ou une maladie professionnelle, et d’au moins 3 mois dans les autres cas (sans oublier les ayants-droit en cas de décès du travailleur). N’oublions pas que l’obligation de prévention de la pénibilité est généralisée puisque cette notion est venue compléter les principes généraux de prévention (article L. 4121-1 du Code du travail) : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travail- leurs. Ces mesures comprennent (…) des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ». En pratique, pour les TPE/PME, elles doivent absolument faire leur Document Unique d’Évaluation des Risques, démarche qui va leur faciliter la rédaction de ces fiches de prévention des expositions, travailler en collaboration avec le service de santé au travail qui peut les aider dans leur démarche globale d’anticipation et de prévention des risques professionnels. Elles pourraient ainsi constituer un véritable « dossier de santé » de leur entreprise.

BIOGRAPHIE express

Née en 1970 à Roubaix, Sophie Fantoni-Quinton n’a pas perdu de temps. Médecin à 27 ans, elle est docteur en droit en 2005 : Professeur de médecine du travail depuis 2012, Sophie Fantoni a obtenu son habilitation à diriger les recherches début 2009 et coordonne des travaux de recherche à la fois dans les disciplines de la médecine du travail (orientées sur le maintien en emploi) et du droit de la santé au travail. Elle participe par ailleurs aux consultations dans le service de pathologies professionnelles au CHRU de Lille. Elle est responsable du Centre régional de réponses téléphoniques et de documentation CHRU-ISTNF, responsable du Centre régional d’écoute et d’accompagnement « Santé Emploi Info Service », responsable de la veille juridique pour le site instnf. fr, membre de l’équipe de recherche du Centre « Droit et perspectives du droit » en droit-santé-travail de l’Université de Lille II (en liaison avec l’Université Laval au Québec). Une passionnée, dont l’énergie et la bonne humeur sont communicative…
1997 : Docteur en Médecine 1999 : Diplôme d’études approfondies en Droit social Diplôme d’Etudes Spécialisée en Médecine du Travail 1999-2002 : Assistant Hospitalo- Universitaire au CHRU de Lille Depuis 2003 : Praticien Hospitalier temps plein titulaire au CHRU de Lille 2005 : Docteur en Droit 2009 : Habilitation à diriger des travaux de recherche 2012 : Professeure de Médecine du Travail, Faculté de Médecine de Lille, Université de Lille II (Droit et Santé).
Sophie Fantoni-Quinton participe à de nombreux enseignements, tant dans des formations médicales, paramédicales ou sociales, et de nombreux travaux de recherche (ex. : traçabilité des expositions professionnelles, retour à l’emploi des personnes atteintes d’un cancer, suivi médico-professionnel, le risque addiction en milieu de travail, etc.). A son actif : plus d’une centaine de publications scientifiques, rapports et communications.

(Publié dans le N°24 : Expositions aux risques: moins de pénibilité, plus de santé) le 20/11/2013