Olivier TORRES, Enseignant-Chercheur à l’Université de Montpellier
Un phénomène anodin pour un grand groupe peut avoir un effet cataclysmique dans une TPE ou une PME
Enseignant-Chercheur à l’Université de Montpellier et à Montpellier Business school, Olivier TORRES est un économiste « à part ». En effet, la majorité des chercheurs en économie travaillent sur les grandes entreprises. Olivier TORRES, lui, a orienté, très tôt, ses travaux de recherche sur les TPE et PME. Leur insertion au sein de leurs territoires, la notion de proximité, les conditions de leur pérennité sont ses thèmes de prédilection. Il a ainsi travaillé sur la « santé » des petites et moyennes entreprises. Et tout naturellement sur la santé de leurs dirigeants. Très spontanément, il a accepté d’être interviewé par Entreprise & Santé. Avec passion et un accent du sud très chaleureux, Olivier TORRES nous livre donc ses réflexions… A lire sans modération !
Vous êtes économiste. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la santé des dirigeants de TPE-PME ?
Olivier Torrès : Je suis un économiste PMiste ! Car 99,80 % des entreprises en France ont moins de 250 salariés. Elles représentent 60 % des emplois salariés, hors statuts de la fonction publique. Et 55 % du PIB, le fameux Produit Intérieur Brut… Et aussi 2,4 millions de travailleurs non salariés. Le monde des PME et TPE représente donc 2 emploi sur 3 ! Ces entreprises sont partout… Sauf dans les théories économiques et celles du management. Ces théories parlent du « salarié » et du « cadre » en faisant référence, quasi exclusive, aux grandes entreprises. Et dans la majorité de ces théories, l’employeur est oublié ! Ces théories sont toutes nées de la révolution industrielle. Le monde a évolué. Dans la même lignée, tous les modèles portant sur la santé des salariés s’appliquent mal pour les TPE et PME et pas du tout pour les non salariés. La problématique d’une grande entreprise n’est pas celle d’une TPE ou d’une PME. Pour exemple, le « patron » d’une PME ou d’une TPE appartient à la classe moyenne en termes de revenu. Pour 50 à 60 heures par semaine, on est entre 3 000 à 4 000 euros par mois. On est loin des revenus d’un dirigeant salarié de grande entreprise. Et pourtant ce sont ces revenus qui font toujours la une de la presse, donnant une image du « patron », qui ne correspond pas à la réalité des TPE et PME. Les sciences économiques et du management ont donc littéralement zappé la PME et la TPE. De nombreux auteurs ne s’intéressent qu’à la grande entreprise. D’où un effet « Gulliver » en termes de représentation : on ne voit les patrons qu’à travers ce qui est dit et écrit sur les dirigeants des grandes entreprises. Il faut développer une véritable intelligence de la TPE et la PME.
Pour vous, la santé du dirigeant est le premier actif immatériel de la TPE ou la PME. Pouvez-vous nous expliquer ?
Olivier Torrès : Je vais être direct. Prenons des exemples. La mort de Steve Jobs a fait baisser l’action d’Apple de 1%… La mort accidentelle de Christophe de Marjerie n’a pas fait disparaître le groupe Total. En 48 heures, il est remplacé. Prenons l’exemple de Michelin : le groupe est capable de survivre à la mort de celui qui l’a fondé. Par contre, si un patron de PME se tue contre un platane, c’est, en règle générale, le dépôt de bilan. C’est la théorie de l’effet du grossissement, forgé par Henri Mahé de Boislandelle : un phénomène anodin pour un grand groupe peut avoir un effet cataclysmique dans une TPE ou une PME. En PME/TPE, la santé du dirigeant est le premier actif immatériel, en termes de comptabilité. Alors que les frais de communication ou de publicité entrent dans la comptabilité, la santé du dirigeant n’y figure pas. Le système comptable se moque de la santé et l’ignore… Il est vrai qu’il est né à partir des grandes entreprises !
En 2009, vous avez créé AMAROK, le premier observatoire de la santé des dirigeants. Pourquoi ?
Olivier Torrès : Plus la taille de l’entreprise est petite, et plus la structure est légère, moins on a de connaissances. Il y a des sujets pour lesquels nous n’avions même aucune connaissance. Comme la santé des dirigeants de TPE et PME, par exemple. Dans le monde de la santé au travail, il existe un biais de représentation, car on parle quasi-exclusivement des salariés avec le prisme des grandes entreprises… D’où l’idée de l’observatoire AMAROK. C’est est un observatoire à vocation scientifique et expérimentale dont le but est l’étude des croyances, des attitudes et des comportements des dirigeants de PME, artisans et commerçants, à l’égard de la santé physique et mentale, que ce soit leur propre santé ou celles de leurs salariés.
Pourquoi ce nom bizarre : « AMAROK » ?
Olivier Torrès : Ce nom provient d’une légende Inuit, qui signifie que le loup doit protéger le caribou. Sinon, il crée les conditions de sa propre famine. La société doit protéger les patrons de TPE et de PME, car, comme les caribous, ce sont eux qui nourrissent l’économie réelle… Personnellement, je m’intéresse depuis plusieurs décennies aux TPE ou la PME, car il y une injustice flagrante de la société vis-à-vis d’elles. Par exemple, il existe peu d’historiens de la PME pour des raisons de difficultés méthodologiques. On peut facilement explorer les trois siècles d’archives de Saint Gobain. Une PME ou une TPE, elle, ne laisse pas beaucoup d’archives. Il en est de même, pour la sociologie. Les grands auteurs de la sociologie ont publié sur le patronat du CAC 40. Les idées et les mots ne sont pas applicables aux TPE ou PME. Or, comme dit Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ! Donc, on s’est très peu intéressé aux TPE ou PME, qui sont portant les « fantassins de l’économie ». On est devant une mécanique qui renvoie la TPE ou la PME au second plan. Or, dans leur ensemble, elles font tourner l’économie. Le nom « Amarok », c’est une façon de remettre les idées en place : les patrons de TPE ou PME ne sont pas des loups et il faut les protéger.
Quels en sont vos premiers enseignements ?
Olivier Torrès : Avec Thomas Lechat, nous avons beaucoup travaillé sur la mesure du stress des dirigeants de TPE et PME. Je ne parle pas des cadres d’entreprises qui gèrent des budgets. Je parle bien des chefs d’entreprises qui gèrent une trésorerie. C’est très différent. Diplômé de l’Institut Supérieur du Commerce de Paris et docteur en management de l’Université de Montpellier, Thomas Lechat est aujourd’hui ingénieur de recherche à l’Observatoire Amarok. Ses travaux, notamment publiés dans HBR France, Harvard Business Review, concernent le stress, la satisfaction et la santé au travail des chefs d’entreprise. Notre principale conclusion peut se résumer en un slogan : « Entreprendre, c’est bon pour la santé ! Bien que le patron d’une TPE ou d’une PME soit souvent dans une situation de stress, de surcharge de travail et de solitude, ces contraintes sont plus choisies que subies. C’est une question d’état d’esprit. De ce fait, elles pèseront moins que sur un salarié. En faisant 60 heures par semaine et plus, le patron d’une TPE ou d’une PME est en « auto-exploitation librement consentie ». Mais ce qui les fait tenir, tient à ce que les psychologues de la santé appellent les facteurs salutogènes : la maîtrise de son propre destin, l’endurance apprise à l’épreuve des faits, l’optimisme et la passion nécessaires au succès. A priori, ces facteurs permettent de « vivre mieux et plus longtemps ». En outre, de manière endogène, la fonction de dirigeant crée l’espoir, la capacité de se projeter et la fierté de réussir. Si ces éléments ne sont pas là, le chef d’entreprise d’une TPE ou d’une PME peut être en difficulté… Ces éléments, très factuels, jouent un rôle important.
Vous avez beaucoup travaillé sur l’importance des TPE et PME vis-à-vis de leurs territoires d’implantation. La santé du dirigeant de TPE et PME a-t-elle une influence qui va au-delà de son entreprise ?
Olivier Torrès : Oui. Des chercheurs américains ont fait le constat que sur les territoires où le taux de TPE ou PME est élevé, les gens sont en meilleure santé. C’est surprenant mais pas étonnant. L’explication est la suivante : la petite entreprise génère beaucoup de valeurs positives pour les habitants comme notamment un plus fort esprit entrepreneurial. Les habitants du territoire, dans leur majorité, sont également salariés de ces petites entreprises. Ils connaissent bien leur patron, avec lequel ils ont des relations de proximité et de solidarité. La PMisation d’un territoire est un facteur salutogène car elle génère des comportements plus responsables et un sentiment de maîtrise du destin. Il n’y a rien de pire qu’un territoire dépendant d’une grande multinationale qui peut du jour au lendemain fermer son implantation locale pour aller se localiser ailleurs.
Un mot pour conclure ?
Olivier Torrès : En santé au travail, il est temps de changer nos représentations. Et d’améliorer nos connaissances. Celles-ci sont issues, comme en économie, de l’étude de ce qui se passe dans les grandes entreprises. Ces connaissances, hormis par exemple ce qui relève de l’environnement physique de travail comme l’exposition au risque chimique ou au bruit, ne sont pas toujours transposables aux TPE et PME. Car les relations au travail et au dirigeant ne sont pas les mêmes. Et le « moteur » du chef d’entreprise de TPE ou PME n’est pas le même que pour un dirigeant, lui-même salarié, d’une grande entreprise. Nous avons tout à découvrir avec les TPE et les PME !
BIOGRAPHIE express Olivier TORRES
Originaire de Sète, ses parents tenaient un bar. Il a donc grandi dans l’ambiance d’une TPE. Economiste de formation et normalien, Olivier Torrès a choisi de faire sa carrière d’enseignant-chercheur sur des thèmes « originaux », mais combien essentiels ! En effet, il s’est intéressé aux commerçants, artisans, chefs d’entreprise de TPE et PME. Bref, 98 % des patrons français. Soit 2,5 millions de personnes en France, qui représentent 60 % des emplois salariés (hors statut de la fonction publique). Après avoir étudié les impacts territoriaux de leurs activités, il a été un des premiers à se poser des questions essentielles : Qu’en est-il de leur santé ? Qu’en est-il de la relation de leur santé avec celle de leurs salariés ? Et celle de leur territoire ? Olivier Torrès n’a pas perdu de temps.
• 1985-1987 : DEUG Sciences économiques, Université de Montpellier.
• 1987 : Ecole normale supérieure de Cachan
• 1990 : Agréation d’Economie et de Gestion
• 1991 : DEA en analyse industrielle
• 1997 : Doctorat en Sciences de Gestion
• 2004 : Habilitation à diriger des recherches en sciences de gestion
Fondateur de l’observatoire AMAROK en 2009 (dédié à la santé des « patrons » de TPE et PME), Olivier Torres a notamment publié :
- Les PME, Collection Dominos, Flammarion, Paris (1999)
- PME, de nouvelles approches, Economica, Paris (1998)
- La santé des dirigeants, De Boeck, 2012
- Les grands auteurs en entrepreneuriat et PME (en coll. Avec K. Messeghem) EMS (2015).
Olivier TORRES est aujourd’hui Professeur à l’Université de Montpellier et à Montpellier Business School et Président de l’AIREPME (Association Internationale de Recherche en Entrepreneuriat et PME).
(Publié dans le N°31 : Santé et Qualité de Vie au Travail: un + pour votre compétitivité) le 09/07/2015