Dr Bernard Fontaine, Conseiller senior en toxicologie

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“ Les études tendent à démontrer que l’impact du travail de nuit sur les horloges biologiques de l’organisme est de nature à augmenter le risque de certains cancers “

En 2007, le Centre international de recherche sur le cancer, basé à Lyon, a classé l’exposition au « travail en équipe impliquant une rupture du rythme circadien » (travail posté) dans la catégorie des agents probablement cancérogène (Groupe 2A de la classification internationale). En 2012, la Haute Autorité de Santé a publié des recommandations de bonnes pratiques pour la surveillance médicoprofessionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit. Cet été, en juin 2019, un groupe de travail de 27 scientifiques, issus de 16 pays a publié les résultats d’une évaluation menée au niveau international sur la liaison entre travail de nuit et cancers. Conseiller scientifique pour le magazine Entreprise & Santé, le Dr Bernard Fontaine fait le point sur cette question, cruciale pour de nombreuses activités.

E&S: En deux mots, la classification internationale des agents cancérogènes… c’est quoi ?

Bernard Fontaine : Basé à Lyon, Le CIRC, Centre international de recherche sur le cancer, met régulièrement à jour une classification internationale des agents cancérogènes pour l’homme. Cette classification comprend quatre catégories :

  • Groupe 1 : agent cancérogène,
  • Groupe 2A : agent probablement cancérogène,
  • Groupe 2B : agent peut-être cancérogène,
  • Groupe 3 : agent inclassable quant à sa cancérogénicité.
    La classification d’un agent, ou d’un facteur de risque, dans l’une ou l’autre catégorie repose sur des travaux de recherches, validés sur le plan scientifique au niveau international. Ces travaux de recherche sont autant des expérimentations menées sur des animaux de laboratoire, que des études épidémiologiques menées sur les populations humaines, en comparant, par exemple, des cas à des témoins ou en suivant des cohortes d’individus sur plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années.

E&S: Ces études sont-elles fiables ?

Bernard Fontaine : Le CIRC fait autorité au niveau international, car les études retenues ont fait l’objet d’une analyse très approfondie de leur qualité scientifique. Par exemple, pour les études épidémiologiques, leurs auteurs doivent prouver que les critères d’inclusion et d’analyse ont été correctement renseignés. Les scientifiques, réunis au sein du CIRC, publient régulièrement des évaluations de niveau international permettant des avancées scientifiques incontestables.

E&S: C’est ce qui a été publié, cet été, sur le travail de nuit…

Bernard Fontaine : En 2007, le CIRC avait classé l’exposition « Travail en équipe impliquant une rupture du rythme circadien » en 2A sur la base d’indications suffisantes sur les animaux d’expérience et d’indications limitées pour le cancer du sein humain. En 2019, c’est le terme « Travail en équipes de nuit » qui a été choisi pour mieux décrire les circonstances d’exposition et refléter les indications principales provenant des études humaines de cancérologie. La réévaluation a été motivée par la publication de nombreuses grandes études épidémiologiques de haute qualité, décrivant très précisément les conditions d’exposition au travail de nuit. Les études tendent à démontrer que l’impact du travail de nuit sur les horloges biologiques de l’organisme, à savoir le décalage ou la rupture du rythme circadien, est de nature à augmenter le risque de certains cancers. À noter également que de nombreux facteurs professionnels, de mode de vie individuel et de facteurs environnementaux peuvent interférer sur, ou modérer, le risque potentiel de cancer et être des facteurs de confusion au sein des études.

E&S: Quels cancers sont-ils concernés ?

Bernard Fontaine : Les conclusions du groupe de travail, publiées cet été, soulignent qu’il existe des indications (1)
limitées que le travail en équipe de nuit cause des cancers du sein, de la prostate et du colon. C’est l’avis global du groupe de travail. Ces conclusions proviennent d’un examen approfondi de la littérature publiée, avec screening des études comportant des critères d’inclusion établis et évaluation de leur qualité, dont le réexamen standardisé de l’évaluation de l’exposition. Un poids plus important a été accordé aux études humaines les plus informatives basées sur des considérations méthodologiques, dont la taille de l’étude, les biais de sélection potentiels, la qualification de l’exposition, et le contrôle des facteurs de confusion potentiels. Le plus grand nombre de ces études sont positives pour le cancer du sein, beaucoup pour le cancer de la prostate et du colon, et quelques unes pour d’autres types de cancer.

E&S: Parlons du cancer du sein…

Bernard Fontaine : Si la plupart des études de cohortes, dont de grandes études en population et parmi le personnel soignant, ne trouvent pas d’associations positives entre avoir travaillé en équipe de nuit/n’y avoir jamais travaillé, ni de lien avec l’augmentation de la durée de travail en équipe de nuit, l’étude « Nurse Health Study 2 », qui est une grande étude de cohorte sur le cancer du sein dans une population d’âge très varié, trouve un risque élevé chez les travailleurs avec une longue durée de travail en équipe de nuit. Ceci est retrouvé dans un étude de cohorte suédoise. L’étude de plus de 6 000 cas de cancers du sein et autant de témoins, dans 5 pays avec une parfaite description de l’exposition en durée et en intensité (par ex. : nombre de nuits par semaine, …) donne une indication d’une association positive entre travail en équipe de nuit et cancer du sein. Avec une association plus forte si intensité et/ou durée importante du travail en équipe de nuit. Le groupe de travail a donc conclu de façon globale à l’existence d’une association positive entre travail en équipe de nuit et cancer du sein, mais que, vu la variabilité des résultats, on ne pouvait pas exclure un biais avec un degré de probabilité raisonnable.

E&S: Et pour le cancer du colon ?

Bernard Fontaine : Pour le cancer colique, de nombreuses études trouvent une association positive entre le risque relatif de cancer colorectal et la durée de travail en équipe de nuit. Mais il n’y a pas concordance entre les types de cancer colorectal et le travail en équipe de nuit versus travail en équipes alternées.

E&S: Et le cancer de la prostate ?

Bernard Fontaine : De nombreuses études trouvent un lien entre longueur de l’exposition au travail en équipe de nuit et cancer de la prostate, mais dans d’autres, on ne trouve pas ou quasiment pas de lien entre jamais de travail en équipe de nuit versus antécédent de travail en équipe de nuit qu’elle qu’en soit la durée.

E&S: Quelle est la conclusion du groupe de travail ?

Bernard Fontaine : Le groupe de travail a donc conclu qu’il y a quelque indication de lien entre travail en équipe de nuit et cancer colorectal ou prostatique mais qu’au vu du trop faible nombre d’études et du manque de consistance entre elles, on ne peut exclure l’existence d’un biais ou le rôle du hasard.

E&S: Qu’en est-il des expériences sur des animaux de laboratoire ?

Bernard Fontaine : Quand des souches de souris différentes sont exposées à des séquences de lumière versus des séquences sans lumière, des chercheurs ont relevé des différences de fréquence de cancers du foie, du poumon, de la peau. D’autres études
comparent le nombre de cancers induits par des cancérogènes connus dans des groupes de souris en « équipe » de jour, de nuit, et en exposition continue à la lumière. Il existe des différences. D’autres études animales montrent l’indication d’immunosuppression, d’inflammations chroniques, de prolifération cellulaire et de modifications de la glycorégulation compatible avec un effet Warburg (2).

E&S: Peut-on comprendre ces différences ?

Bernard Fontaine : Il existe des indications importantes, tant chez l’homme que chez les animaux d’expérience, que les modifications des séquences lumière/obscurité entraînent des modifications des niveaux sanguins de mélatonine et du niveau d’expression des gènes « core » circadiens.

E&S: Quelle conclusion peut-on faire ?

Bernard Fontaine : Au total, le groupe de travail a donc classé le travail en équipe de nuit en groupe 2A, sur la base d’indications limitées de cancer du sein, de la prostate et du colorectum chez l’homme, d’indications suffisantes de cancérogénicité chez les animaux d’expérience, d’indications mécanistiques fortes chez les animaux d’expérience. Les recommandations de bonnes pratiques pour la surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit, publiée en 2012 par la Haute Autorité de Santé, doivent être actualisée, notamment vis-à-vis des cancers colorectaux et de la prostate. Elles doivent pouvoir être appliquées par les médecins du travail et les futurs « médecins de santé au travail », qui vont sortir prochainement des facultés
de médecine. Enfin il faut appliquer à la lettre l’article L. 3122-32 du Code du travail, tel que nous le rappelle dans une récente jurisprudence l’arrêt de la Cour de cassation en date du 30 janvier 2019 : une entreprise ne peut mettre en place le travail de nuit que si celui-ci est strictement nécessaire à son fonctionnement.

BIOGRAPHIE EXPRESS

Bernard Fontaine, conseiller senior en toxicologie

Né en mai 1953 à Bruay-en Artois, au coeur du bassin minier, Bernard Fontaine a vu ses copains d’école perdre leur père de silicose…« À l’époque, l’espérance de vie des mineurs de fond était de 43 ans ». Dès l’obtention de son bac en 1969, Bernard Fontaine s’oriente vers des études de médecine à Lille. Après avoir exercé en médecine générale, il devient médecin du travail au CDMT (Comité pour le Développement de la Médecine du Travail), qui deviendra AMEST (Association de Médecine et de Santé au Travail) puis PÔLE SANTÉ TRAVAIL Métropole Nord. Médecin coordinateur de 1995 à 2014, date de son départ à la retraite, Bernard Fontaine est en outre une référence nationale et européenne en matière de toxicologie industrielle. Il est désormais conseiller senior en toxicologie pour PÔLE SANTÉ TRAVAIL.
•1977 : Doctorat de médecine
•1978 : CES en Médecine du travail (Certificat d’Études Spécialisées)
•1989 : CESAM, option recherche clinique (Certificat d’Études Statistiques Appliqué à la Médecine) et épidémiologie
•1991 : DEA de Toxicologie, option toxicologie industrielle (Diplôme national d’Études Approfondies) Sur la base de ses titres, de ses travaux scientifiques et de son expérience, Bernard Fontaine est reconnu toxicologue européen (European Registry of Toxicologists). Au sein de PÔLE SANTÉ TRAVAIL Métropole Nord, il a mis en place une cellule de quatre toxicologues, qui peuvent assister les médecins du travail dans leurs interventions en entreprise.

1- Traduction du terme anglais « evidence ».
2- L’effet Warbug, décrit dès 1930, reflète les modifications de métabolisme retrouvées dans des cellules
cancéreuses.

(Publié dans le N°48 : Aract Hauts-de-France: les trophées de la Santé et Qualité de Vie au Travail) le 31/10/2019